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JOURNÉES CAMINAR 2014 – Pourquoi se souvenir aujourd’hui ?

Les associations mémorielles en France

Introduction

Il est difficile de dissocier le thème de cette intervention de celles qui ont précédé et de celles qui suivront. Je pense que chacune d’elles complétera à sa manière la question qui nous réunit aujourd’hui : «  se souvenir, pour quoi faire ? ». A nouveau, il s’agit d’interroger inlassablement notre rapport, souvent complexe, au passé , mais aussi à notre propre présent et à l’avenir. Dans chaque histoire qui se raconte, il y a des femmes et des hommes qui existent ou ont existé et continuent de s’adresser à nous. Pour entendre ces voix aussi fidèlement qu’il nous est possible, il s’agira toujours de conjuguer au présent ces existences qui alimentent le récit et le façonnent autant qu’elles sont façonnées par lui.

Pourtant, nous ne savons plus les voir ni les entendre. Le rapport qu’entretient notre société avec l’immédiateté et plus largement avec sa propre modernité, abandonne les récits aux caprices de la mode et à l’enthousiasme d’une saison. Ces vies sont devenues des fantômes, rendus invisibles par notre soif de nouveauté, rejetés dans l’anonymat par notre mémoire défaillante ; leur voix sont muettes pour qui a cessé de vouloir entendre ; leur langue est inconnue de ceux qui ne veulent pas comprendre ; leurs combats et leurs rêves sont perdus pour qui échoue à être pleinement un homme.

Constat pessimiste, résigné ? Je ne le crois pas ; pas tant du moins qu’il existera d’autres femmes et d’autres hommes prêts à résister et à sauver de l’oubli ces vies prisonnières du labyrinthe du temps et à faire entendre les idées et les songes qu’elles ont portés jusqu’au bout. Ces femmes et ces hommes qui, souvent très modestement, ont fait le pari de sauver un peu de notre humanité pour l’offrir en présent à l’avenir, inventent jour après jour une langue qui n’est plus celle des historiens – si essentiels pourtant et sans qui jamais certains récits ne nous seraient parvenus -, et surtout pas celle des responsables politiques, français ou espagnols, dont je n’hésiterai pas à dire qu’ils ont failli plus que nuls autres. Cette langue est la preuve qu’il est encore possible de témoigner pour le témoin. Ces femmes et ces hommes tiennent le premier rang des réflexions qui nous occupent depuis ce matin. Ils sont l’âme des associations mémorielles que nous représentons ici . Au-delà, ils leur donnent corps et vie.

Nos camarades venus d’Espagne continueront d’évoquer le rapport que les Espagnols, à titre individuel, collectif et institutionnel, entretiennent avec leur passé. Je tiens à indiquer ici mon refus de dissocier les quêtes mémorielles accomplies en France de celle poursuivies par nos camarades espagnols. Je n’hésiterai pas cependant tout à l’heure, en évoquant mon expérience personnelle, à exprimer des doutes et à formuler quelques remarques à cet égard. Ainsi, la raison qui place la mémoire au centre de nos préoccupations et qui nous conduit à nous interroger sur la pertinence et l’utilité réelle de cette mémoire, doit nous conduire aujourd’hui à répondre à une double question sensiblement différente et que je pourrais formuler ainsi :

  • de quoi notre effort collectif de mémoire -pour nous qui prétendons la servir et la fortifier au sein des associations- est-il le nom ?
  • mais encore de quoi la République espagnole et l’exil -qui a résulté de sa chute- énoncent-ils le principe ?

Au sein de chaque association mémorielle créée en France et en Espagne cohabitent fraternellement, des motivations, des préoccupations et des objectifs que souvent, seules de subtiles nuances séparent. Mais parfois, des divergences de fond éloignent et opposent semant affrontements et discordes, rendant impossible l’esprit d’entente. Ces écarts, qu’ils soient la manifestation de sensibilités différentes ou d’idéologies irréconciliées, ne favorisent pas l’émergence d’un projet commun. Là où on attend de nos forces qu’elles se conjuguent et se multiplient pour être idéalement employées, on assiste à leur division et à leur épuisement.

CAMINAR a exprimé cette volonté de faire front commun. Reste à énoncer clairement quels buts concrets nous voulons poursuivre et à qui CAMINAR entend s’adresser. Notre présent -avant de porter à son tour ses propres fruits- doit être regardé comme l’ultime branche d’un passé dont nous sommes les héritiers en droite ligne. Si nous sommes faits de la mémoire des temps , nous sommes également faits d’oubli, d’aveuglements, de traumatismes qui réfutent cette mémoire autant qu’ils la prolongent. Et c’est la double inconstance de notre héritage sous tous ses aspects, culturel et politique mais aussi social et économique. Mais cette mémoire n’est pas toute la mémoire du monde. Il y a une autre mémoire, volontaire et insistante, généreuse et militante, qui ouvre le temps décisif de l’action. La forme particulière que prend alors le travail du souvenir possède les caractères de l’acte politique et lorsqu’il tient sa source d’un ensemble aussi kaléidoscopique que celui constitué par les associations mémorielles françaises, il se doit d’être assumé avec plus de maîtrise, de force et de conviction que jamais.

Nous pouvons -à travers la récupération de cette mémoire de l’exil et de la république espagnole – jouer un rôle à la fois politique, social et historique et les récits de cette mémoire peuvent alors prendre une dimension symbolique et mythologique en permettant de transcender l’expérience de l’exil et les actes de ces témoins du passé. Indiquer le plus précisément possible comment les enjeux du monde passé ont opposé les Hommes et comment les réponses qui furent apportées alors ont forgé le monde dans lequel nous évoluons : voilà, je pense, la tâche hautement politique qui -en premier lieu- nous incombe. Mais soyons tout de même prudents. L’action mémorielle volontaire n’est un acte politique que si il est porteur de transformations du réel. On rencontrera tout aussi bien l’acte intime ou familial qui entend laisser une trace, rendre hommage et honorer ses ancêtres, que celui plus politique, capable de se positionner et de condamner, véritablement attaché à dire ce qui s’est passé et à analyser.

Il existe, tout autant en France qu’en Espagne, des personnes et des associations qui, sciemment ou par maladresse, n’hésitent pas à convoquer une mémoire neutralisée et qui préfèrent se laver les mains de certaines questions sensibles afin d’éviter des considérations trop directement politiques ou trop brûlantes. Ne jamais prendre parti semble être leur principale préoccupation, au point, parfois, de se compromettre avec ceux-là même qui jour après jour fabriquent l’oubli consensuel depuis lequel ils gouvernent.

I – Identité des associations mémorielles :

travers et difficultés de positionnement

Ce constat, j’ai pu le faire aussi bien en Espagne qu’en France. J’en suis venu rapidement à douter de la portée générale de ce travail mémoriel, principalement animé par des revendications individuelles (par ailleurs souvent légitimes, et dont je ne me permettrai pas de contester le bien fondé). Cependant, le fait qu’elles n’étaient souvent inspirées que par des considérations personnelles, voire intimes, privaient les projets collectifs du contenu politique et des perspectives d’action concertée. Je ne doute pas que les tragédies des peuples divisent les familles et provoquent des drames intimes mais nous ne saurions trop répéter que cette guerre d’Espagne -qu’on a tort d’imaginer seulement civile- fut surtout le terrain d’affrontement de valeurs et de conceptions de l’humanité résolument antagonistes.

Élie Faure, neveu d’Élisée Reclus, écrivait en 1936 dans ses Méditations Catastrophiques[1] que ces hommes et ces femmes, qui ne sont autres que nos parents et nos grands-parents, figuraient à ses yeux « la civilisation contre la barbarie, l’ordre et la justice contre la violence, la tradition contre la destruction, les garanties de la personne contre l’arbitraire». Ne permettons pas à l’intérêt particulier de se substituer à l’intérêt général. Ne laissons pas la profusion des monogrammes recouvrir la fresque. Chaque histoire singulière occupe une place essentielle dans la mosaïque finale mais elle n’en est qu’une pièce et à elle seule, aussi exemplaire nous paraisse-elle, elle échoue à restituer la tragédie qui a commencé d’engloutir l’Europe le 18 juillet 1936.

Nous nous devons, en ces instants fondateurs pour CAMINAR, d’opposer une fin de non recevoir catégorique à celles et ceux qui sans contrepartie ni perspective profitables à tous, voudraient utiliser le travail de nos associations pour servir des visées égoïstes. Non que nous devions nous rendre sourds aux quêtes individuelles ou familiales -elles ont pleinement leur place au sein de nos associations-, mais CAMINAR n’a pas vocation à servir les ambitions personnelles ou à consoler des égos en mal de reconnaissance.

Sachons éviter les pièges qui si souvent fragilisent, quand ils ne les anéantissent pas, les assemblées d’hommes que la bonne volonté et le souci d’une recherche commune avait d’abord réunis. La mémoire de l’exil et de la République espagnole est avant tout celle d’hommes et de femmes qui n’ont pas cherché à se distinguer les uns des autres et se sont levés comme un seul corps pour défendre des valeurs et des utopies égalitaristes, fraternelles et solidaires. Cette vaste mémoire se doit de fuir également les temples et les marchands qui la veulent pour leur seul bénéfice ; elle est notre res publica et c’est comme telle qu’il nous faut en promouvoir et défendre les accomplissements.

Pour illustrer la réalité de ces pièges et éclairer mon propos, je voudrais évoquer ici les circonstances de ma participation au sein d’une association mémorielle espagnole de descendants de victimes de l’un des plus terribles camps de l’histoire concentrationnaire franquiste. Précisons que ce qui réunit ces femmes et ces hommes, appartenant à des générations successives de descendants, c’est en premier lieu la volonté commune de « récupérer » la trace de ce qui a été perdu dans le passé, de sortir de l’oubli la figure d’un homme, d’un père, un frère, un oncle, un grand-père ou une arrière grand-mère, dont on a méthodiquement et systématiquement effacé les traces et qu’on a imaginé pouvoir soustraire à jamais de la mémoire des hommes à venir. Cette quête répond directement à une exigence intime : redonner une dignité et une sépulture aux proches, les réintégrer physiquement dans la mémoire et graver dans le marbre du panthéon familial leurs noms.

Pour l’avoir personnellement vécu en tant que petit-fils de victime du franquisme qui a laissé ma mère orpheline, je n’ignore pas que cette recherche est inséparable d’un travail de deuil et constitue le premier mouvement d’une tentative de dépassement de ce qu’il faut bien se résoudre à appeler un trauma familial et psycho-généalogique. Je sais aussi que la plupart d’entre vous, sinon tous, savez exactement de quoi je parle ici et connaissent, d’une façon ou d’une autre, les larmes de l’orpheline contemplant la photo du fier officier républicain, les silences du vieillard qui n’en finit pas de voir tomber ce père trop jeune pour mourir, et les absences de ce visage qui ne saura jamais dans quelle famille la petite sœur s’est vue rebaptisée d’un nom qui n’est pas de rouge. Par empathie et fraternité, nous pouvons tous partager avec les victimes et leur famille, un peu de leur souffrance. Mais je me demande, je vous demande, si cette Histoire des victimes du franquisme, peut réellement devenir universelle et parler toutes les langues si la récupération s’arrête à la seule motivation individuelle et à la seule revendication intime ?

II – DU RÉCIT DE L’ EXPERIENCE PERSONELLE A LA MEMOIRE COLLECTIVE

Je reviens à l’Espagne, à ma mère, à ce portrait d’officier attendant de raconter son histoire. Tout commence dans un terrain vague envahi par les ronces, adossé au cimetière paroissial d’un petit village pittoresque, quelque part le long de l’Ebre, entre Bilbao et Burgos. A cet endroit, devenu la propriété de l’Église, on localise en 2003 plus de 160 corps de républicains espagnols ensevelis dans une fosse commune depuis presque 70 ans. Parmi eux les ossements de cet officier, mon grand-père. Ce n’est qu’en 2010, après 7 années d’acharnement de la part des familles, d’investissements financiers et l’action déterminante de volontaires associatifs ou institutionnels – je me dois de citer en particulier Jimi Jiménez et Paco Etxeberria – que les 15 premiers corps sont identifiés et restitués aux familles à l’Ateneo de Madrid .

Ce 6 mars 2010, je ramenais à ma mère, son père. De cette expérience forcément inoubliable je retiens : d’abord que tout au long de ces années de quête, pourtant légitimée et encadrée par la loi dite de la mémoire historique de 2007, il nous a fallu nous battre aussi bien contre l’inertie et la mauvaise volonté des corps institutionnels que contre celles de l’Église. Rien ne nous aura été épargné. Rien ne nous aura été facilité : c’est le prix fort qu’on a voulu nous faire payer au fil des démarches administratives, exhumations, identifications ADN et nouvelles inhumations.

Mais j’y reviendrai plus tard. Je retiens surtout que l’association ne s’est donnée aucun horizon par-delà la récupération effective des restes et qu’aucune portée universelle n’a été donnée à sa quête collective. Chaque membre sait ce qui le relie aux autres : un proche assassiné et oublié dans « cette » fosse commune. Chaque membre de l’association tient pour définis ses objectifs personnels: Exhumation, Identification et Restitution des restes de son parent. Année après année, le collectif parvient à survivre, jusqu’à ce que tous les ossements retrouvent un nom. Et c’est alors, en bornant ses prétentions à une digne sépulture pour chaque mort que l’association se met en grand danger. Le travail associatif risque de s’éteindre si d’autres intérêts, plus larges, plus collectifs et universels ne sont pas définis. Car soyons clairs, d’une fosse à une autre, d’un collectif à un autre, les objectifs et les suites que chacun voudrait poursuivre peuvent se révéler très différents.

Dans le cas de mon association en Espagne, on a pu voir arriver quelques familles, ouvertement de droite et proches du PP – qui est le grand opposant de la Loi 52/2007[2]. Ces famille ont intégré l’association en veillant à ce que le champ d’action se limite à la seule récupération des corps, et que les croyances et les opinions individuelles, non des victimes, mais des membres de l’association eux mêmes soient respectées. Il n’ y a eu aucune objection puisqu’au nom d’une certaine conception du pluralisme et de la démocratie interne, l’association s’était constituée en « collectif » avec pour seule vocation de solliciter au nom des familles les subventions nécessaires aux exhumations des victimes.

Malgré les milliers de Républicains, d’Anarchistes, de Syndicalistes, de Brigadistes internés, traités comme des bêtes, torturés dans ce camp ; aucune demande de récupération stricto sensu de la mémoire historique des victimes et des prisonniers n’avait été envisagée. Elle n’entrait pas dans le champ de la quête mémorielle. L’esprit de la quête qui nous avait mis en mouvement en 2003, quand nous n’étions que quatre ou cinq familles , avait disparu, emporté par la valse des intérêts particuliers. On a assisté à une dérive qui a fait glisser le travail mémoriel de l’humanisme vers l’œcuménisme, de l’exigence de Vérité, de Justice et de Réparation vers la seule satisfaction d’exigences familiales affectives ; pire vers une demande de Réconciliation.

L’enquête de l’ONG Psychologues Sans Frontières de Madrid recensait en 2006 seulement 12% des familles de victimes désireuses de poursuivre l’objectif de Justice et 2% celui de Réparation. De fait, chaque 14 avril, devant la fosse du village, après une messe officielle célébrée à quelques mètres de la fosse par un curé radieux, arborant fièrement le petit lacet bleu marine du PP sur sa soutane- lui qui s’était d’abord formellement opposé à ce nous remuions la terre, préférant sans doute que nous nous fussions adressés au seul ciel- les familles continuent de se réunir et de se souvenir de ce que la vie dans ce camp a signifié pour ses proches. Ils commémorent et rendent hommage.

Pour autant, a-t-on mis fin au silence si la réparation de l’oubli et des crimes demeurent tabous? J’ai récemment été frappé, lorsqu’à l’occasion de la cérémonie de restitution de 23 nouveaux corps identifiés parmi les 152 républicains assassinés, le journal « El Diario de Burgos » du 13 avril dernier résumait les objectifs de notre association à, je cite, la « búsqueda de la verdad, paz y reconciliación » (recherche de la vérité, de la paix et de la réconciliation). L’association a sa part de responsabilité dans cette façon de réécrire « Notre » histoire, de la dénaturer et de falsifier les revendications légitimes des victimes . En n’affirmant pas une identité mémorielle claire, la Justice et la Réparation s’effacent sans résister devant la paix et la réconciliation.

Voilà qui ne saurait être ni accidentel, ni anodin ! Car j’ai pu de nouveau l’entendre marteler, quelques jours après, au musée de la paix de Guernica : à chaque instant, à chaque image, on appelait, pour ne pas dire prêchait, à une réconciliation prétendument garante d’une paix durable et d’avenir. On y projetait un film montrant les Républicains et les fascistes espagnols comparés aux catholiques et protestants irlandais réconciliés et l’on entendait le président allemand Herzog clamer que « les survivants de la violence sont les symboles de la réconciliation ». On y lisait, je cite, que « réconcilier signifie convertir en amis ceux qui furent ennemis dans une période précédente » et que même si « il n’a pas été fait justice. [Toutefois,] le chemin vers la réconciliation a été déblayé. »

Mais de quoi parle-t-on ? De quelle réconciliation ? Qui voudrait-on ainsi mettre ensemble à tout prix  ? Comment pourrait-on prétendre tisser du lien social entre les individus et reléguer à ces profondeurs la question de la justice ? C’est vite oublier non seulement ce qu’être victime signifie, mais également le poids social, économique et politique supporté par leurs descendants, exilés ou parias en leur pays. C’est vite relativiser l’hostilité que deux, trois, quatre générations de descendants de victimes du franquisme ont eu à endurer de la part d’un grand nombre de secteurs de la société espagnole. C’est ignorer l’incompatibilité entre les franquistes et leurs héritiers, les grands vainqueurs politiques et économiques de la Transition et face à eux leurs victimes, héritiers des principes démocratiques. Attend-on de nous que l’on passe l’éponge ?

Comment le pourrions-nous ? Et comment ne pas voir -dans la volonté de cette habitante du village d’enterrer à l’emplacement même de la fosse en cours d’ouverture son mari phalangiste – empêchant ainsi l’exhumation complète de tous les Républicains- le symbole de cette incompatibilité ? Soyez assurés que 70 ans après, la mémoire de cette République espagnole et des expériences sociales qu’elle a mise en œuvre font toujours aussi peur et continuent de déranger ! Mais il n’est pas acceptable que la gène s’installe dans le cœur même des associations qui poursuivent cette quête mémorielle. J’ai pourtant ressenti ce malaise. Le plus important, peut-être, est que la restitution des restes de mon grand-père aurait perdu tout son sens, si aucune perspective de travail de mémoire n’avait existé au préalable.

Ay Carmela a su, contrairement à l’association de la fosse de mon grand-père, éviter de se constituer en agrégats de recherches personnelles et ouvrir des horizons collectifs. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir tenté en Espagne de proposer l’exploration d’autres voies. Lorsque l’association a pris plus d’ampleur, je me suis vu confié avec d’autres membres du Conseil d’Administration la responsabilité de proposer de nouveaux statuts. J’avais symboliquement proposé de donner à l’association le nom de « Projet Antigone » et soutenu entre autres objectifs prioritaires l’exigence de « Justice, Vérité et de Réparation » : à savoir la réhabilitation des victimes, l’annulation des sentences prononcées par les tribunaux d’exception, la recherche des coupables et l’établissement des faits survenus dans le camp, notamment l’exploitation économique des prisonniers et l’enrichissement de certaines entreprises publiques et privées et enfin la réparation économique pour toutes les victimes et leurs descendants avec restitutions des biens confisqués. Un dernier objectif devait permettre de racheter la prison toujours sur pied mais laissée à l’abandon pour en faire un centre de recherches sur la Mémoire Historique.

Je ne vous cache pas que ces objectifs ont suscité des réactions hostiles parmi certains membres « historiques » de l’association. En bloquant ces propositions, ils ont contraint chaque membre à agir individuellement plutôt que collectivement, affaiblissant des revendications toutes légitimes et accompagnant d’une certaine façon les blocages institutionnels pour enquêter sur les violations des droits humains commises dans le passé, poursuivre en justice les auteurs présumés, et donner pleine et effective réparation aux familles. Je ne peux concevoir de discours et de revendications de la mémoire historique qui n’aient pas la volonté de réhabiliter les victimes, qu’elles soient de l’exil, de l’épuration franquiste, des camps de concentration français, des emprisonnements et des exécutions de la Dictature et qui ne placent pas la question de la justice et de la réparation au centre de ses préoccupations

C’est à Ay Carmela que je dois d’avoir donné une dimension humaine, politique et sociale, dimensions indissociables de ce que la courte vie de mon grand-père a été. Et en particulier à Emmanuel Dorronsoro, notre Président de CAMINAR, qui aura été à mes côtés et aux côtés de mon grand-père à l’Ateneo de Madrid , le 6 mars 2010. Pour moi, au-delà du symbole de fraternité, sa présence a signifié l’universalisme de cette récupération mémorielle. A compter de ce jour, l’histoire de mon Grand-père, officier Républicain, condamné à mort et assassiné à 38 ans, le récit du combat qu’il mena pour défendre ces idéaux humanistes, n’étaient plus mon histoire familiale. Ce récit dépassait les marges du journal intime pour s’écrire dans d’autres langues à travers Ay Carmela, et dans toutes les langues prêtes à l’accueillir.

III – à l’oubli général, la mémoire totale :

Ecriture d’un récit mythologique

C’est peut-être parce que la mémoire historique de l’exil est différente de la mémoire historique encore hésitante de certains espagnols qu’il est indispensable que notre travail mémoriel au sein des associations françaises restent tournées vers l’Espagne. Les nombreuses associations mémorielles de l’Exil – ont toute légitimité à peser sur la société espagnole à laquelle les exilés n’ont jamais cessé d’appartenir et d’apporter leurs contributions républicaines aux débats et orientations de l’Espagne. Cette vague mémorielle secoue une Espagne qui avec la transition s’était crue en paix avec elle-même. Mais c’était une fausse paix, car avant tout elle avait refusé de se replonger dans son passé d’horreurs et avait perdu de façon volontaire la mémoire. La démarche des familles, d’enterrer leurs morts, cède la place, de façon grandissante, à une prise de conscience politique et devient un enjeu démocratique de premier ordre.

La volonté de justice ne va pas sans révolte. Il y a dans le corps social incarné par l’État espagnol et ses lois, le poids d’une doctrine de l’injustice fondée sur le sacrifice de l’innocent et l’acceptation de ce sacrifice. Cette pseudo-religion, Juan Carlos – Créon moderne refusant à Antigone le droit d’enterrer son frère et de lui rendre justice- l’a imposé à la jeune démocratie espagnole et aux fils de l’Exil à travers l’héritage organique du franquisme. Il nie à toutes nos familles les droits des morts et des vivants qui réclament justice. Il pactise pour que nos frères républicains soient laissés « sans pleurs et sans sépultures » en s’arrangeant pour que la pseudo-justice espagnole et son Tribunal Suprême enterrent vivant, sans verser une seule goutte de sang, le désir de justice de millions d’Espagnols. La voie choisie est celle de la mise à mort symbolique d’un homme, le juge Garzón, lui même double d’Antigone, bâillonné puis banni. Le rituel funèbre ne pouvait être qu’une parodie de justice. Mais le combat n’est pas terminé. On voit comment la jeunesse espagnole réagit aujourd’hui face à l’oligarchie au pouvoir, même si l’horizon reste considérablement assombri.

Les associations mémorielles que nous représentons peuvent jouer un rôle politique extrêmement important en apportant à cette jeunesse des perspectives nouvelles et des utopies retrouvées, celles de nos parents, de nos grands-parents. Ce matériau vivant fait de mémoires singulières et isolées de l’exil espagnol, de sillons mémoriels dont chaque association porterait les fragments, CAMINAR, peut le transmettre en explorant le détail et en le transformant en une mémoire universelle avec une portée sociale et politique. A questionner tout autant le passé que la légitimité du présent, il en sortira la matière de l’historien et le ciment de la justice. CAMINAR peut, j’en suis persuadé, être ce Janus, regardant avec ses deux visages, l’un tourné vers le passé et l’autre tourné vers le futur pour y voir les mêmes choses. Le risque est en effet trop grand pour nos sociétés dites démocratiques de se reposer : les ennemis de la pensée, ceux que nous croyons avoir vaincu que ce soit au lendemain de la révolution française, de la seconde guerre mondiale ou de la mort de Franco, ces ennemis sont prêts à se relever de leur défaite et exploiter le besoin de repos des uns, la soif de s’enrichir ou de briller des autres, les espérances trompées ou déçues des derniers.

Face à nous et des deux côtés des Pyrénées, nous sommes confrontés à des forces révisionnistes et rétrogrades, qui voudraient revenir en arrière sur les quelques conquêtes sociales obtenues de haute lutte. Pour s’imposer, la vérité doit affronter les pièges du révisionnisme. Aux mensonges s’ajoute l’oubli. Quel pire ennemi pour nous que l’oubli qui ne demande que peu d’efforts pour se généraliser? Quelle réponse avons-nous? A l’oubli général, la mémoire totale ! Voilà ce que nous associations pouvons répondre collectivement au sein de CAMINAR!

Cette campagne mémorielle nous devons la mener des deux côtés des Pyrénées. Il n’y a pas en effet une Espagne qui oublie et l’autre qui se souvient ! Il n’y pas une France qui doit se sentir concerné par un passé auquel nous, fils de l’exil, appartenons et l’autre qui ne regarderait que vers l’avenir, prétendument gage de modernité et de progrès. Notre histoire collective est plus complexe et ce n’est qu’en portant un regard prospectif sur ce travail mémoriel que l’on y verra un contenu politique et social. L’Espagne est devenue en une quarantaine d’année l’île des lotophages. Le retour à la « démocratie » ne s’est pas fait sans sa part d’amnésie, de sacrifices sur l’autel de la mémoire et de la justice. Avec la mort de Franco, l’Espagne s’est offerte d’une certaine façon à toutes les tentations, prête à écouter les chants de toutes les sirènes : la modernité, le progrès, la libération des mœurs, le pouvoir d’achat, l’économie de marché au sein d’une nouvelle famille, l’Europe, la liberté d’entreprendre et la flexibilité.

L’Espagne a vécu la première étape de son existence dite démocratique comme une première épreuve que j’appellerai celle de la défaillance de sa mémoire. L’Espagnol post franquisme est devenu celui qui a absorbé tout ce qui pouvait avoir goût de modernité, de changement, de divertissement pour cesser de vivre comme le font tous les hommes, avec les vieux souvenirs et la conscience de ce qu’ils sont. L’Espagnol post Franco a oublié qui il était et où il allait. Tout comme le régime franquiste qui a endormi idéologiquement les espagnols avec la célébration des « 25 années de paix », la « transition démocratique » a scellé le pacte de l’oubli ou du silence- en vendant l’illusion de la paix retrouvée, d’une prétendue prospérité économique qui a bénéficié surtout à l’oligarchie espagnole et aux multinationales étrangères venues conquérir les marchés qui s’ouvraient, et enfin en érigeant la modernité en nouveau repère idéologique.

Le rôle joué par les exilés avant la mort du Dictateur, par leurs fils et leurs petits fils depuis la transition et par conséquent par les associations mémorielles républicaines espagnoles exilées que nous constituons a longtemps été fondamental. Il est demeuré crucial dans le processus de récupération de cette mémoire durant toutes ces années. Il le demeure pour les années à venir. Sur les épaules des exilés, les Espagnols ont pu voir, reconnaître et redécouvrir -secrètement, clandestinement, à travers l’invisible, l’espace et le temps, à travers nos souvenirs et nos émotions, ce qu’a été l’Espagne interdite pour la réinscrire en eux et se réinscrire en elle à la lumière de nos apprentissages, de nos espoirs et de nos craintes comme une découverte de la nouveauté. Nous pouvons, nous devons jouer, pour l’Espagne moderne, le rôle d’un livre égaré dans lequel chaque Espagnol pourra lire l’histoire d’une Odyssée, reconnaître un lieu, des événements et lui donner une signification.

Nous devons avoir la prétention d’écrire ce récit, de permettre à chaque Espagnol de se lire lui-même à travers nous, et de comprendre où il se trouve vraiment pour commencer à comprendre qui il est. Nos voix, nos visages, ceux de nos pères , de nos grand-parents s’inscriront dans leur mémoire, dans une histoire qui leur donne sens, dans un récit, celui d’un éloignement forcé, d’un exil, d’une odyssée. Peut-être, mais seulement peut-être alors, un jour prochain, aujourd’hui qui sait, ces deux mondes, celui de la Mémoire et celui de la contemporanéité se retrouveront-ils, se reconnaîtront pour ne faire plus qu’un. Quelque chose demeure en l’exilé qui fait la singularité de l’Espagne actuelle, mais à partir de quel degré de changement, ce pont entre le passé et le présent s’altère, s’efface et disparaît-il, transformant alors le familier en inconnu, l’ étranger en nouveauté ? CAMINAR doit écrire maintenant le chapitre d’une mémoire retrouvée, notre mémoire de la république espagnole, et toutes nos actions s’imprégneront d’une encre indélébile que nos sœurs et frères d’Espagne déchiffreront à travers le récit d’une génération ressurgie du passé parmi les siens après une longue absence. Nous souvenir d’elle, de cette génération, de ses luttes, de ses rêves, c’est révéler au monde progressivement son véritable visage : voilà en quoi nous sommes l’indispensable lien entre l’hier et l’aujourd’hui. Nous souvenir d’elle, c’est révéler au lecteur sa véritable identité ! Nous souvenir d’elle, c’est repêcher de l’oubli celui qui comme Ulysse « restait seul, loin de son pays et de sa femme » alors que « Tous ceux qui avaient évité la noire mort, échappés de la guerre et de la mer, étaient rentrés dans leurs demeures ».

Homère annonçait le retour Ulysse ainsi : « Et quand le temps vint, après le déroulement des années, où les Dieux voulurent qu’il revît sa demeure Itahaké, même alors il devait subir des combats au milieu des siens ». Comment ne pas voir à travers le destin d’Ulysse, de retour parmi les siens, celui de nos mères, pères et grands parents, de retour à travers nous et notre mémoire dans l’histoire des espagnols. L’apparence est transformée et nous pouvons passer pour des inconnus et des étrangers. Pourtant, certains, à travers nos combats, nous reconnaîtrons. Et nous pourrons ensemble, non pas nous venger, comme Ulysse, mais imposer Justice, Vérité et Réparation et ainsi reprendre notre place et révéler non seulement l’identité de toutes celles et ceux à qui on avait dénié la possibilité de porter un nom et une identité espagnole, mais l’identité intime d’une Espagne généreuse, fraternelle et ouverte au monde.

Cela fait 70 ans que notre mémoire erre et n’en finit pas de revenir. Nous, associations mémorielles, n’avons cessé d’essayer de lui donner un cap, une direction, un souffle nouveau pour que la dernière étape de cette errance touche à sa fin, avant que d’Ulysse il ne reste plus que le corps à enterrer. Lorsque Franco est mort, les exilés ont accosté sur leur terre natale sans la reconnaître, mais contrairement à Ulysse ce n’était pas l’exilé qui était endormi, mais l’Espagne elle même qui devait se réveiller, apprendre désormais à se reconnaître à travers le regard de ceux qui revenaient.

Athéna voulut enseigner à Ulysse lors de son retour à Ithaque qu’il fallait passer pour un étranger dans son propre pays, que son retour ne pouvait être un véritable retour, qu’il fallait apprendre à masquer son propre bonheur et pour cela elle lui donna la sensation qu’il n’était pas chez lui. Personne ne devait le reconnaître tant que des prétendants qui voulaient le remplacer auprès de sa femme, il n’aurait pas puni toutes les violences.

Lorsque nos parents ont revu l’Espagne, ils se sont demandés quel était ce pays, et ce n’est pas sans une profonde tristesse qu’ils ont découvert un pays méconnaissable. Ce pays n’était plus leur pays et les Espagnols d’aujourd’hui n’étaient plus les Espagnols d’hier. Imaginez l’angoisse, la souffrance intérieure de nos parents, partis depuis si longtemps et arrivés ils ne savaient plus où. La récupération de la mémoire historique, c’est aussi le seul moyen d’apaiser ce tourment et de dire quel est ce pays et quel est ce peuple qui ne reconnaît plus ses parents qu’il n’a pas vu depuis 70 ans .

Ce n’est que quand sur le sol d’Espagne les premières mains commencèrent à fouiller la terre et que les descendants d’Argos, le chien d’Ulysse, reniflèrent les premiers os des premiers disparus prêts à revenir du néant et de l’oubli, que l’Espagne commença à devenir reconnaissable. Argos a vu et reconnu dans Ulysse quelque chose que personne n’avait vu malgré les transformations du temps. L’Espagne, 70 années après, commençait à apercevoir son reflet dans le visage ridé et flétri des exilés et dans les orbites vides et épouvantables des milliers de républicains assassinés. Ces yeux d’autrefois qui n’étaient plus qu’éraillures ont éveillé la mémoire de l’Espagne qui découvrait maintenant son vrai visage à travers le regard saisi d’horreurs des Espagnols et du monde entier.

Conclusion

J’ai pour ma part la conviction très ferme que la tragédie espagnole forme le nœud où s’est joué le destin de toute l’Europe, qu’elle en contient le principe autophage et continue à distance d’en déjouer les espérances, devenues déraisonnables par la force de l’oubli. A ce titre particulier, plus qu’à aucun autre, il nous importe d’en interroger le souvenir et que nos amnésies nous fassent un ardent devoir de vivre dans le sillage des héros. Ulysse abordant le rivage d’Ithaque, c’est nous tous ici réunis ; il faut que ce soit nous ! Il n’est plus le jeune roi qui s’embarquait naguère pour Troie mais un rescapé aux allures de mendiant et qui s’apprête à mener son plus difficile combat. Ce ne sont pas les dieux adverses, ni les prétendants sans scrupules qui lui font les jambes lourdes mais la douleur du retour et le doute de Pénélope. Il ne calmera l’une qu’en triomphant de l’autre et ce doit être cela qu’on nomme justice, ne cesser jamais d’être un témoin mais un témoin vivant, c’est-à-dire un témoin du présent et un héros du passé.

Eric Fernández Quintanilla

[1]     Élie Faure, Méditations Catastrophiques, ed. Bartillat, avril 2006

[2]     https://www.defensa.gob.es/memoriahistorica/pdf/Ley_52_de_26_dic.pdf

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